Les interviews

Jeremy
Guedj
Jérémy Guedj est maître de conférence en histoire contemporaine à l'Université Côte d'Azur, il est aussi membre du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine de Nice.
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Il a obtenu son doctorat d'histoire contemporaine en 2015 à l'Université de Nice, le sujet de la thèse est :"Gouverner ou choisir. La IV République et l'immigration."
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Parmi les ouvrages de Jérémy Guedj il y a "Réalité(s) du communautarisme religieux" avec la collaboration d'Anne-Laure Zwilling- CNRS Éditions.
Le fait que la France soit un pays laïque qui perçoit l’individu comme un membre de la collectivité nationale pourrait être la raison pour laquelle l’appartenir à une communauté religieuse est perçu comme négatif ?
Sans vouloir trop jouer sur les mots, il ne me semble pas que le fait d’appartenir à une communauté religieuse soit perçu comme négatif d’une manière générale. En tout cas pas par une grande partie de la population, et encore moins par l’État qui, ainsi que l’a subtilement montré Philippe Portier (L’État et les religions en France : une sociologie historique de la laïcité, Rennes, PUR, 2016), a toujours été en dialogue avec les communautés confessionnelles et leurs représentants, sans se départir de la stricte neutralité imposée par la laïcité. Je crois qu’il faut bien distinguer la laïcité – même si la notion n’est pas d’un bloc – qui impose un ordre juridique et ce qui relève plus directement du modèle républicain, certes lié à la laïcité, mais qui s’apparente surtout à des représentations culturelles. C’est au nom du républicanisme universaliste, qui fait l’objet de nombreuses discussions et remises en question aujourd’hui, que l’individu est avant tout perçu comme un membre de la « communauté » nationale, considéré il est vrai par beaucoup comme la plus noble de toutes. Le pays qui a défendu l’héritage des Lumières, le positivisme et le primat de la raison, a certes longtemps ferraillé contre les religions mais appartenir à l’une d’elle n’a jamais exclu qui que ce soit de la nation, même si la tradition française préfère que la religion soit affaire privé.
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Le communautarisme religieux vise aujourd’hui surtout la communauté musulmane, Emmanuel Macron parle aussi de « séparatisme islamiste » en mettant de côté les autres religions pourquoi?
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C’est une question extrêmement délicate. Permettez-moi de rappeler un programme de recherche auquel j’ai participé et qui a donné lieu à une publication récente. Nous cherchions à y examiner les manifestations – ou absences de manifestation – des communautarismes religieux, et pas seulement musulman. Les chercheurs ne se focalisent donc pas sur le seul islam, à la différence, il est vrai, des pouvoirs publics. Ces dernières années ou décennies, des actes hostiles au modèle républicain et laïque, qui ne se limitent d’ailleurs pas seulement au terrorisme, ont été perpétrés au nom de l’islam. Ce qu’il est convenu d’appeler la « radicalisation » de certains musulmans, passant à l’acte ou diffusant des discours contraires aux valeurs républicaines ont concentré l’attention sur l’islam. Toutes les religions connaissent toutefois une tension entre le « communautaire », parfaitement accepté en France, et le « communautariste », jugé opposé à notre modèle. Si les pouvoirs publics ont le sentiment – alors qu’il existe en réalité une batterie de lois applicables en l’état – de devoir faire porter leurs efforts sur l’islam, cela provient aussi de raisons historiques : les musulmans, même si on trouve trace de leur présence très loin dans le passé, ont été les derniers à se former en communauté. Par exemples, les Juifs ont connu une organisation forcée et centralisée sous l’impulsion de Napoléon. Certains aimeraient voir les choses se reproduire, mais 1905 est passé par là.
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Il est possible d’affirmer que le communautarisme religieux catholique n’est pas au centre du débat car non seulement comme le livre « réalité(s) du communautarisme religieux » explique que la religion chrétienne « s’étend à tout être humain en tant que créature créée à l’image de Dieu, et pas seulement aux membres de la communauté et que les croyants de cette religion sont toujours plus minoritaires ?
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Je vous remercie de votre lecture et de cette citation, dûe à l’historien Frédéric Gugelot. En fait, celui-ci se pose la question de l’existence d’un communautarisme catholique en France. Question qui aurait paru saugrenue, voire ridicule, il y a quelques décennies. Or, le catholicisme subit en France un processus de marginalisation en raison de la perte de sa centralité sociale et d’un recul de la pratique. Le message même de la région catholique – rappelons que le mot signifie « universel » en grec ! – se prête d’ailleurs peu à une logique de l’entre-soi ou de l’idéal communautaire tant il repousse l’idée de frontière. Ce qui n’est pas le cas des régions minoritaires, également pour la raison même qu’elles sont minoritaires en France. Le catholicisme reste majoritaire socialement et culturellement ; il a connu des moments qui ont accentué son ouverture et sa modernisation en réduisant ce qui pouvait passer pour des obstacles. Dans un très beau livre paru en 2018, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Guillaume Cuchet montre que Vatican II a aussi eu pour effet d’accélérer la déchristianisation dans nombre de pays. Pour autant, le catholicisme ne répond pas, en France aux logiques minoritaires et cela explique aussi sans doute le discours que vous citez, qui ne repose pas moins sur d’indiscutables fondements théologiques.
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Si nous prenons l’exemple des États-Unis ils ont une vision favorable à ce terme et non seulement, il est positif d’appartenir à une communauté alors qu’en France nous avons seulement une vision négative de ce terme ?
Vous avez raison, et c’est ce qui vaut à la France des critiques nourries venues d’outre-Atlantique. Sans doute notre pays a-t-il été trop aveugle aux différences, par attachement sincère au modèle républicain ou par difficulté – aux origines souvent obscures – à admettre la recomposition religieuse et culturelle à l’œuvre.
Si l’on excepte ce second cas de figure, on peut dire que c’est aussi par attachement à la liberté de l’individu que l’on refuse de le classer – contre son gré parfois – dans une ou des communauté(s) car cela est au mieux réducteur au pire dangereux et réduit la complexité des appartenances tout en produisant de l’altérité. L’idéal d’appartenance à une communauté nationale qui soit une relève aussi d’une philosophie louable consistant à refuser justement les différences et l’on sait ce le contraire a pu engendrer dans le passé. L’histoire des États-Unis est différente et une infinité de raisons conduisent à y valoriser l’idéal communautaire. C’est pourquoi on parle d’ « américanisation » quand on parle de communautarisme, mais cette vision est très réductrice. On trouverait de nombreuses traces de telles constructions intellectuelles, y compris au sommet de l’État, dans notre passé national.
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Quelle est la différence entre le terme communautarisme et multiculturalisme ?
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Il est étrange que ces deux termes confondus alors qu’ils signifient presque le contraire l’un de l’autre. Le communautarisme renvoie, grosso modo, à la tentation de repli et de rejet de la société environnante et de ses valeurs par un groupe donné, souvent
religieux mais pas uniquement. Le multiculturalisme, au sens strict et rigoureux du terme, consiste lui en un désir de reconnaissance normative des différences et des communautés, ce qui est le contraire d’un repli puisqu’on demande à exister dans la société – et à obtenir des droits en fonction de son appartenance. La France n’est donc en rien un pays multiculturel. Il ne faut pas appeler multiculturel ce qui est simplement la diversité. Le multiculturalisme est donc une théorie et une philosophie reposant sur une approche communautaire mais dans un objectif de valorisation des différences et non d’encouragement du repli de celles-ci, même si le résultat peut-être une archipélisation des sociétés.
